CHAPITRE IV

Lorsque Karel se réveilla, il lui fallut une bonne minute pour reprendre pied dans la réalité. Puis il reconnut le décor de la chambre et, d’un seul coup, tous les détails de son aventure surgirent dans sa mémoire. La chute de la nef inconnue, l’irrésistible impulsion qui l’avait conduit à s’emparer d’un vaisseau pour remonter la trace, la draperie lumineuse, le tunnel… Il était entré dans un autre univers, un monde non-einsteinien où cependant vivaient des êtres semblables à lui, des hommes et des femmes. Dhéri aux yeux de lumière…

Il rejeta ses couvertures, passa dans la salle de bains, fit une rapide toilette. Une surprise l’attendait lorsqu’il revint dans la pièce : sa combinaison n’était plus là. A sa place, plié sur le dossier d’une chaise, il trouva un costume semblable à celui de Tvorg. Sans doute était-ce une façon de lui faire comprendre qu’il était admis, puisqu’on désirait qu’il porte le même vêtement que ses hôtes.

Il enfila le pantalon, boutonna la tunique ; cette tenue pour lui inhabituelle le gênait quelque peu aux entournures mais il s’y accoutumerait vite. Il considéra l’interphone, tendit la main pour presser le bouton, puis interrompit son geste ; derrière lui, la porte venait de s’ouvrir. Il se retourna pour voir paraître la jeune femme à la flamboyante chevelure, exactement comme il l’avait espéré la veille en s’endormant. Son délicieux sourire accéléra les battements de son cœur. Il serra tendrement la main tiède qu’elle lui tendait.

— Bonjour Karel, fit-elle. Bonjour et bienvenue à Njéma. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

— Merveilleusement bien, Dhéri. Je…

Il s’interrompit subitement, fixa son interlocutrice d’un regard stupéfait. Elle lui avait parlé et il avait compris ce qu’elle lui disait ! Mieux, il lui avait aussitôt répondu, et ce n’était pas dans sa langue à lui qu’il s’était exprimé mais dans la sienne ! Cet idiome local qui, hier encore, lui était incompréhensible, lui était brusquement devenu aussi familier que s’il l’employait depuis son enfance. Le langage d’une race vivant dans un autre univers. Le peuple des Origiens… Son ébahissement était si visible que Dhéri éclata de rire.

— Cela vous étonne vraiment tant que cela ? Pourtant il fallait bien que nous puissions nous comprendre. Bien sûr nous aurions pu apprendre votre dialecte, mais vous êtes seul et nous sommes très nombreux. Il était tellement plus simple de vous enseigner le nôtre. Je vois que l’opération a parfaitement réussi.

— J’en ai bien l’impression… Mais comment avez-vous fait ?

— Tvorg vous expliquera mieux que moi. C’est une sorte de greffe : on vous a injecté des chaînes polypeptidiques prélevées sur nous-mêmes et qui constituent un support à la mémoire du langage. Une transfusion en quelque sorte… Le seul risque est un rejet, il n’a pas eu lieu et tout s’est très bien passé.

— En une seule nuit ?

— Oh non ! En fait vous avez été transporté dans une section clinique où vous êtes resté pendant quatre jours. On vous a ramené ici il y a deux heures seulement.

— Quatre jours de sommeil !

— Ne vous plaignez pas ! Normalement, ce genre d’intervention en exige une dizaine ; votre pouvoir de réceptivité est particulièrement remarquable. Tant mieux, car nous avions hâte de faire votre connaissance.

— Et moi donc ! Pouvoir enfin découvrir ce monde à la fois si pareil au mien et si différent…

Tout en parlant, Karel s’était machinalement approché de la fenêtre grande ouverte et laissé son regard errer sur le paysage boisé encadrant la grande piste. Soudain il haussa les sourcils.

— Mon astronef n’est plus là ?

— Il a été amené à l’intérieur d’un hangar pour le mettre à l’abri. Ne craignez rien pour lui, il est en sûreté. Mais venez, Tvorg nous attend. Il va d’ailleurs être bientôt l’heure de déjeuner. Nous le prendrons tous trois ensemble en bavardant…

 

Au cours de cette première conversation qui dura une bonne partie de l’après-midi, les hôtes de Karel firent preuve d’un tact qui toucha particulièrement le jeune homme : ils tinrent à l’initier d’abord à leur propre race et à leur propre civilisation avant de lui demander de narrer sa propre histoire. Le commandant les écoutait avec un intérêt passionné ; du reste, les longs développements étaient inutiles, car suivant les lois de la sémantique, sa connaissance du langage lui permettait de passer sans effort et presque intuitivement de la signification des mots à leur contexte général. Il savait déjà que le nom d’Origien dérivait de celui de la planète Origa et qu’il ne s’agissait pas de celle sur laquelle il avait atterri puisqu’elle s’appelait Njéma. En fait elle n’était qu’une colonie de l’autre. Origa était la métropole ; la fondation de Njéma remontait seulement à une vingtaine d’années, sa population ne se chiffrait encore qu’à trente mille habitants. Ce point expliquait pourquoi, au long de son parcours en basse altitude, il avait survolé des territoires qui lui avaient paru surtout recouverts de grandes forêts : la partie habitée n’occupait qu’une superficie relativement très faible.

— Les deux planètes gravitent autour du même soleil ? questionna-t-il.

— Non, Origa se trouve dans un autre système.

— Votre technique vous permet donc de franchir les distances stellaires ? Nous n’en sommes pas encore là.

— Et pourtant vous êtes arrivé jusqu’ici ! Mais nous en parlerons plus tard en comparant nos développements scientifiques. Il faut d’abord que vous connaissiez notre propre situation.

Karel apprit alors que le terme de colonie avait cessé de s’appliquer à Njéma ; son peuple était entré dans une nouvelle ère qui lui parut être purement et simplement une forme de dissidence. Toutefois, il avait de la peine à bien comprendre. Car si une pareille tentative d’indépendance se produisait par exemple sur Mars, les autorités terriennes prendraient certainement des mesures propres à l’empêcher de quitter la Fédération. Or, rien de tel ne semblait se passer ici : l’ex-colonie continuait à vivre tranquillement par ses propres moyens.

Pourtant, tel qu’on le lui décrivait, le régime d’Origa avait toutes les apparences d’une dictature autoritaire. Elle était soumise à un pouvoir central constitué par une sorte de Conseil technocratique restreint aux ordres d’une véritable impératrice nommée Wendro. Cette auguste personne détenait à elle seule le triple pouvoir législatif, judiciaire et exécutif. Les lois qu’elle promulguait étaient sans appel. Cependant, par un bizarre contraste, ce gouvernement autocratique ne possédait ni armée ni police ; il était essentiellement pacifique. Plus même : profondément respectueux de la vie humaine.

Comment une dictature qui paraissait si absolue pouvait-elle s’exercer sans avoir besoin de s’appuyer sur des sanctions ? Cet état de choses était impensable pour un Terrien. Sécession ou schisme, cette sorte de manifestation est une révolte contre l’ordre établi. L’admettre sans sourciller équivaut à perdre la face. Il est vrai qu’une société, qui tient pour dogme le principe de la non-violence et qui pousse la logique jusqu’à l’absence de tout moyen de répression et de coercition, ne peut faire grand-chose pour ramener dans le droit chemin des brebis égarées… En somme, faute de pouvoir contraindre Njéma, Origa était bien forcée de la laisser agir à sa guise. Du reste, il était probable que la notion de séparatisme eût une conséquence normale de l’éloignement par rapport à la mère patrie ; en vivant dans un nouveau milieu, sous un nouveau ciel, les pionniers avaient cessé de participer à l’âme collective ; ils avaient créé leur propre monde et, en retour, celui-ci les avait transformés.

Sur la Terre, le même processus ne s’était-il pas déroulé quand les Sibériens, des pionniers eux aussi, avaient décidé de se débarrasser du lourd appareil de la bureaucratie soviétique et de ses lois rétrogrades ? C’était du vent pur et libre de la taïga qu’était sortie une nouvelle race. Mais au prix de combien de souffrances ?… Ici le mouvement semblait n’avoir rencontré aucun obstacle sérieux ; il n’avait entraîné aucune épreuve de force. Karel le réalisait d’autant mieux que si, en feuilletant le dictionnaire bilingue gravé dans son cerveau, il n’y avait pas trouvé les mots police et armée, il n’y avait pas non plus rencontré celui de guerre ; pas plus que celui de haine. D’autres encore n’avaient pas d’équivalent, notamment le terme « amour » ; sauf dans les acceptions d’estime, d’amitié, d’affection ou de goût. Pas celles de désir, de passion ou de sexualité…

 

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* *

 

Quand vint son tour de satisfaire la légitime curiosité de ses auditeurs, il ne décrivit que très brièvement la civilisation terrienne ; il serait toujours temps plus tard d’approfondir ce chapitre. Dans l’immédiat, ce que l’on attendait surtout de lui était de savoir, de comprendre comment, à bord d’un vaisseau incapable d’atteindre des vélocités supraluminiques, il avait pu franchir les distances stellaires ; découvrir qu’il existait un autre univers parallèle au leur ou plus exactement adjacent, fait bien de nature à bouleverser l’esprit scientifique le plus solide. La raison pour laquelle ces deux cosmos pouvaient coexister tout en s’ignorant – la différence de valeur du paramètre de base de l’équation fondamentale – était bien difficile à admettre. Cependant elle était la seule à pouvoir tout expliquer. Mais qu’il puisse exister un passage, un tunnel, entre les deux continuums, tenait de la démence ! Et pourtant Karel était bien là, et sa nef également. Une nef brusquement devenue aveugle, sourde et privée de contrôle parce que la vitesse du photon et, partant celle de l’électron, avait été de trois cent mille kilomètres/seconde d’un côté et de cinq cent soixante-deux mille et quelques de l’autre ! Affirmation que le physicien Tvorg pourrait d’ailleurs facilement vérifier en mesurant l’impédance des circuits électroniques ou les valeurs des focales pour lesquelles les objectifs avaient été conçus. Il le ferait par acquit de conscience, mais d’ores et déjà lui et Dhéri étaient convaincus de la sincérité du jeune commandant.

— Je ne suis d’ailleurs pas le premier à avoir franchi le tunnel, fit-il, puisque je n’ai fait que tenter de remonter la route suivie par ce vaisseau qui était venu s’écraser devant moi. Évidemment, à ce moment-là, je ne pouvais pas soupçonner qu’il vienne d’un autre univers. J’imaginais seulement qu’il avait emprunté des raccourcis hyperspatiaux entre deux points de notre galaxie. En fait, il avait dû partir d’ici. Ou d’Origa.

Les deux Njéméens sursautèrent, échangèrent un regard.

— Stréhor ! s’exclama la jeune femme.

— Ce ne peut être que lui. Tout concorde, approuva Tvorg. La catastrophe que vous avez évoquée s’est produite il y a environ cinq jours, n’est-ce pas ? enchaîna-t-il à l’adresse de Karel. A la même date, nous attendions un astronef en provenance d’Origa et piloté par le propre fils de l’impératrice. Il venait ici pour… Mais peu importe pour le moment… Quand nous ne l’avons pas vu arriver, nous avons pensé qu’il avait changé d’avis et que, pour une raison ou une autre, il avait décidé de différer la conférence prévue. Plus tard, compte tenu du fait que les messages mettent cinquante heures pour franchir l’espace entre nos deux planètes, nous avons appris qu’on était là-bas sans nouvelles de lui. Nous n’avons pu que répondre qu’il en était de même pour nous. Un malheureux hasard aura voulu qu’il entre involontairement dans votre Univers…

— Et juste en un point d’intersection avec l’orbite de la Terre, compléta le commandant. En ce qui me concerne, il m’a fallu de longues minutes pour réaliser ce qui m’arrivait et plus longtemps encore pour réussir à reprendre à peu près en main mon vaisseau. Je n’ai été sauvé que parce que cette sortie s’est produite loin dans l’espace. Lui n’a pas eu cette chance…

— J’espère pour Stréhor que cette chute atroce a été si rapide qu’il n’a pas eu le temps de voir qu’il allait mourir, murmura Dhéri.

— Je crains bien que si, puisqu’il a eu le temps de larguer un message à la dernière seconde.

— Que dites-vous ? s’écria Tvorg. Il a lancé quelque chose et vous l’avez trouvé ?

— Oui. Un cylindre de métal freiné par un jeu de parachutes. J’ai parlé de message parce que ce tube contenait un petit bâtonnet de cristal semblable à ceux que nous utilisons pour enregistrer une documentation ou une mémoire d’ordinateur. Il s’est d’ailleurs ensuite produit une chose bizarre et que vous comprendrez sûrement mieux que moi. Tout l’ensemble, parachutes, tube et cristal, s’est évaporé sans laisser de trace. A part celle-ci, termina-t-il en montrant la paume de sa main où, bien qu’atténuée, subsistait encore la marque brune.

A nouveau les yeux du couple se rencontrèrent puis, après une seconde de réflexion, Dhéri poussa un léger soupir.

— Ça change tout, fit-elle lentement. Maintenant, je dois informer Origa de votre arrivée. Ils enverront un astronef pour venir vous chercher.

— Je ne demanderai certainement pas mieux que de rendre visite à votre ancienne métropole, mais pourquoi tant de hâte ? Et pourquoi serait-ce une obligation ?

— Vous ne savez pas ce qu’est un holoégogramme ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Sauf que le suffixe « gramme » évoque un enregistrement.

— C’en est bien un, comme vous le supposez, intervint Tvorg. Celui de la totalité des composantes de la personnalité et de l’individualité d’un être humain. Ce que vous avez tenu dans votre main était très exactement le double de l’ego de Stréhor ; tandis que son support se dissolvait au contact de votre main. Tout ce qui était inscrit dans ses molécules est venu se fixer dans celles de votre organisme. Vous n’avez rien ressenti ou pas grand-chose…

— Une sensation de vertige…

— C’est bien cela. Stréhor continue donc à exister immatériellement en vous, quelque part au fond de votre inconscient. Cela explique d’ailleurs que vous ayez si rapidement réagi à l’implantation de notre langage. Vous étiez en quelque sorte syntonisé à l’avance.

— Mais je ne suis pas lui !

— Certainement non. Mais il est en vous. Sachez que, grâce à nos connaissances en biologie, nous sommes à même de « fabriquer » un corps humain par multiplication accélérée et à partir de quelques fragments de tissus conservés dans une banque spéciale. Ces prélèvements sont en principe effectués sur tous les citoyens et sont renouvelés périodiquement au cours de la croissance et jusqu’à complète formation. Il est donc possible de reproduire exactement le double de chacun de nous. Seulement ce double n’est doué que d’une vie végétative, ce qui lui manque est précisément l’ego ; en outre ce dernier doit être « actuel » pour qu’il n’y ait pas de trou dans la mémoire. Celui qui a été imprimé en vous remplira cette condition, chaque astronaute en particulier détient auprès de lui un appareil d’enregistrement continu, surtout lorsqu’il s’agit d’un aussi haut personnage… On va donc transférer dans son nouveau corps l’enregistrement qui est latent en vous, et Stréhor sera de nouveau vivant, en tout point identique à ce qu’il était un instant avant sa mort. Vous comprenez que nous n’avons pas le droit de nous opposer à cet acte et vous non plus, moralement tout au moins.

— Vous avez raison. Lancez le message qui apprendra à Wendro que son fils va lui être rendu. Mais ce que vous venez de m’apprendre m’ouvre des horizons nouveaux… Ainsi, les Origiens sont pratiquement immortels ? En tout cas la réjuvénation doit être une pratique courante ? Quand le corps commence à être usé, on en refait un autre à partir de tissus antérieurs. On y infuse l’holoégogramme et on a de nouveau trente ans !

— Oui, mais l’opération ne peut pas être renouvelée indéfiniment ; il ne tarderait pas à y avoir déséquilibre pathologique entre un esprit deux ou trois fois centenaire et un organisme jeune. Cent soixante ans est un grand maximum. Malheureusement Njéma ne peut pas en bénéficier.

— Pourquoi ? Vous ne possédez pas l’équipement nécessaire ?

— Si, mais il y manque un élément indispensable au fonctionnement du transmetteur d’ego. Un bloc de circuits intégrés que seule Origa possède, et il est d’une telle complexité que nous ne pouvons en construire un autre.

— Je crois que je commence à comprendre…

— Que voulez-vous, mon cher Karel ! Nous avons voulu être indépendants, nous devons payer le prix…

 

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Cette dernière phrase apportait enfin une vision plus claire de la conjoncture. En somme, le comportement d’Origa demeurait strictement fidèle au dogme de la non-violence. Elle ne considérait même pas l’attitude de Njéma comme une rébellion ouverte et qui devait être matée par l’envoi d’un corps expéditionnaire ; elle se contentait de dire à peu près : « Vous voulez être indépendants ? A votre guise, mais désormais vous devrez vous débrouiller tout seuls…» Sur le plan économique, le défi n’avait guère de valeur ; l’ex-colonie était largement dotée en équipement et en moyens ; elle détenait une planète entière riche en ressources naturelles, elle avait tout ce qu’il fallait pour les exploiter, y compris les usines. Elle ne possédait sans doute pas de flotte spatiale, mais elle n’en avait aucun besoin ; elle disposait pour son développement de bien plus de place qu’elle ne pouvait en souhaiter. Mais la métropole ne s’était quand même pas tenue pour battue.

Pas de représailles sanglantes, soit, seulement les Njéméens ne bénéficieront plus des bienfaits de la réjuvénation, de la longévité triplée et de la résurrection en cas d’accident mortel. Comme nos lointains ancêtres, ils connaîtront les misères de la vieillesse et ils mourront prématurément. C’est nous qui détenons les techniques de survie et ils ont choisi de se séparer de nous. L’argument était sans réplique…

La mentalité terrienne du commandant retrouvait ses assises ; tout comme sa propre race, celle du second univers savait interpréter les nobles principes moraux. Tuer est défendu, mais laisser mourir est permis. Contraindre à l’obéissance par la force est révoltante, mais hors de l’Église point de salut. Toujours dans le même esprit il suggéra à ses hôtes de répondre au chantage par le chantage : l’holoégogramme – le H.E.G. – de Stréhor en échange du bloc de circuits intégrés indispensable au fonctionnement du laboratoire de Njéma. Il se heurta à un refus total. Pareil marchandage serait profondément immoral. Dans ce différend, l’attitude d’Origa était simplement négative et en même temps tout à fait logique ; celle proposée par le Terrien aurait un caractère agressif. In petto Karel s’avouait incapable de concevoir en quoi la classique réponse du berger à la bergère était blâmable, mais il n’insista pas.

— Il vous est vraiment impossible de reconstituer le schéma de ce bloc et en assembler un pour votre propre usage ?

— Savez-vous combien il y a de neurones dans votre cerveau ? Le nombre de microcircuits est du même ordre. L’homme qui l’a conçu, le physicien Yryènh, était un super-génie comme il n’en apparaît qu’une fois en mille ans ; pourtant, il a dû consacrer sa vie entière à cette œuvre. Il n’en a réalisé que trois exemplaires, tous trois se trouvent enfermés dans un coffre du laboratoire des H.E.G. à Origa. Beaucoup ont tenté d’en faire une copie, personne n’a jamais pu y réussir et pourtant ils les avaient sous la main. Comment voulez-vous que nous y arrivions ici ? Selon l’ancien statut, l’un des blocs était périodiquement mis à notre disposition pour traiter les cas de réjuvénation proprement dits ; pour les urgences, les prélèvements cryogénisés et les cristaux d’enregistrement étaient expédiés à Origa aux bons soins de Nâo, la patronne du laboratoire, incidemment la propre petite-fille d’Yryènh. Maintenant c’est fini…

 

Si le message annonçant la présence à Njéma du porteur de l’ego de Stréhor n’avait mis que cinquante heures pour franchir un peu plus de deux années de lumière et demie, cinq dans le continuum terrien, la réponse fut plus rapide, car un astronef dispose de ressources énergétiques bien plus considérables qu’un simple missile automatisé. Vingt heures pour parcourir cinq trillions de kilomètres, mais Dhéri et Tvorg n’avaient fait aucun mystère des techniques spatiales origiennes. Il ne s’agissait pas à proprement parler de trajet hyperdimensionnel mais de ce que l’on appelait le D.V.S., le déplacement par variation scalaire. Quand le vaisseau se trouvait suffisamment loin de tout champ gravitationnel, un générateur de forces intra-atomiques le dilatait avec son équipage jusqu’à ce que, en quelques minutes, il atteigne des dimensions fantastiques et de beaucoup supérieures à celles d’un système solaire tout entier.

Pour un observateur extérieur, il avait cessé d’être visible. Il était devenu pareil à un nuage de gaz stellaire mais, à l’intérieur, tout demeurait normal et constant puisque le changement d’échelle était le même en tous ses points. Quand l’expansion avait atteint les limites prévues, elle s’inversait, mais le pôle de condensation de la nef se trouvait à l’extrémité avant alors que celui de dilatation avait été à l’arrière. Si bien qu’à l’achèvement du cycle, l’appareil avait effectivement parcouru sa propre longueur, longueur qui, au moment de l’amplitude maximum, s’était chiffrée en unités galactiques. Évidemment, les deux pôles étaient mobiles ; leur écartement pouvait être réduit à volonté en fonction du chemin qui restait à parcourir ; la nef ne risquait pas de dépasser le but.

Karel n’avait pas été long à assimiler la théorie et la technologie de cette magnifique réalisation de la science d’Origa ; non seulement sa formation lui permettait de s’orienter dans le labyrinthe des équations les plus abstruses, mais depuis qu’il avait constaté par la force des choses que l’illustre constante C n’en était pas une, il était préparé à tout admettre, même et peut-être surtout l’impossible. Un autre facteur jouait aussi pour faire de lui un bon élève : depuis qu’il vivait dans ce nouveau monde, ses facultés intellectuelles semblaient s’accroître de jour en jour. Aucun problème, si ardu soit-il, ne l’arrêtait longtemps. Il comprenait à demi-mots les explications de Tvorg et la solution lui apparaissait bientôt, claire et évidente. Parmi les siens, il avait été considéré comme surdoué ; il se dépassait maintenant lui-même sans efforts. Peut-être ce phénomène était-il plus ou moins directement lié au super-C ? Les circuits électroniques d’un ordinateur avaient été impuissants à suivre cette accélération ; les neurones et les synapses d’un cerveau humain se révélaient plus adaptables. Ils acceptaient de répondre à un influx nerveux plus rapide.

Karel était en passe de devenir sinon l’égal de son professeur mais tout au moins de suivre sans peine ses exposés. Toutefois c’était essentiellement dans les domaines de la science pure et appliquée que l’initiation du Terrien avançait ainsi à pas de géant ; bien que ce qu’il apprenait fût positivement révolutionnaire, il ne s’agissait au fond que d’une extrapolation logique dont les enchaînements successifs ne contredisaient en rien les bases familières de la mathématique. Les Origiens avaient simplement exploré des voies que les maîtres à penser de Karel considéraient comme chimériques et absurdes et elles s’étaient révélées payantes ; il suffisait donc d’admettre une fois pour toutes les nouveaux systèmes d’équations fondamentales pour en déduire les applications pratiques.

En revanche, lorsque Dhéri évoquait les facteurs psychosociologiques de sa race, le commandant rencontrait plus de difficultés. Les relations intergroupes étaient déjà assez déconcertantes ; les rapports entre individus l’étaient encore bien davantage. Plus précisément, ils paraissaient trop simples ; à en croire la jeune femme, tout se rapportait uniquement à une question de hiérarchie dans une communauté d’activités ou d’intérêts, d’intégration de chacun à la vie de l’ensemble. L’intellectualité primait. L’affectivité jouait évidemment son rôle pour favoriser les rapprochements entre les êtres, mais seulement sur le plan de la compréhension mutuelle et de l’amitié – la sexualité ne semblait jamais entrer en ligne de compte. Le couple classique, que ce soit mari et femme ou amant et maîtresse, n’existait pas ; la cellule familiale non plus d’ailleurs. Sur ce dernier point, la jeune femme s’exprimait clairement. La banque des tissus de réjuvénation contenait aussi, dans ses armoires réfrigérées, des cellules reproductrices mâles et femelles, des gamètes sélectionnés à partir desquels les biologistes se chargeaient d’assurer la production in vitro de l’espèce. Les enfants sortaient donc tous du même utérus artificiel et non d’un ventre maternel ; la fonction de reproduction avait en conséquence cessé d’être un caractère propre à l’être humain.

Cependant la science terrienne avait également mis au point des techniques d’embryologie exogène ; si son application ne s’était pas généralisée, elle était en tout cas couramment employée dans les cas de stérilité ou de malformation rédhibitoire. Elle n’était pas devenue la règle générale. De toute façon, cette méthode ne faisait que se substituer à l’un des aspects de la sexualité, celui de la fécondation ; elle ne concernait en rien l’autre, celui du plaisir. Normalement, celui-ci aurait même dû se développer en contrepartie puisqu’il était libéré de la peur plus ou moins consciente d’une grossesse non souhaitée ; tel était du moins le raisonnement de Karel. En fait, c’était tout le contraire ; psychiquement sinon physiologiquement, la race du second Univers semblait être devenue littéralement asexuée. La fonction crée l’organe ; l’inverse serait donc vrai ? Si les indigènes n’étaient pas perpétuellement enveloppés de leurs pudiques et informes costumes, il aurait été possible de se faire une idée sur leur conformation anatomique intime, mais le commandant en arrivait à se demander s’il leur arrivait de se déshabiller pour se coucher. Il s’était d’ailleurs résigné à ne plus poser de questions trop directes ; Dhéri et Tvorg les éludaient ou n’y répondaient que par un silence gêné. Il est bien évident que si le chapitre des fonctions génito-urinaires ne se résume plus qu’au second mot du terme, il ne peut constituer un sujet de conversation entre gens bien élevés. Mais avec la disparition de l’autre moitié, le vocable « amour » avait également été effacé du dictionnaire. Sur quoi alors pouvait bien s’étayer l’instinct social, puisque la libido, si chère aux disciples de Freud, avait dû logiquement subir le même sort ?

A vrai dire, ce problème était secondaire aux yeux du Terrien ; sa seule conséquence tangible était que s’il s’était dès le début senti attiré vers la charmante Dhéri, il savait maintenant qu’elle était intouchable et que lui-même devrait mener une existence chaste et monastique pendant toute la durée de son séjour dans ce monde. Il s’en consolait du reste aisément grâce à l’immense richesse des connaissances scientifiques que lui apportait cette aventure et aussi par l’espérance de pouvoir en repartir bientôt. Tvorg lui avait promis de s’occuper de sa nef et de doubler tout son équipement électronique d’un second ensemble de circuits accordés en fonction du super-C. Sans oublier un générateur de variation scalaire ; le vaisseau pourrait donc librement évoluer dans les deux univers. Dans l’un comme dans l’autre il pourrait atteindre les étoiles. Ce magnifique cadeau compensait plus que largement l’ennui de se voir confiner pendant trois mois dans le laboratoire d’Origa. Du reste, c’était de lui seul que dépendait la résurrection du confrère astronaute volatilisé sous ses yeux. S’y refuser eût été un crime que pour rien au monde il n’aurait voulu commettre. Au contraire, il avait maintenant hâte d’accomplir ce devoir sacré. Le dixième jour, en comptant les quatre passés sous hypnose, il vit descendre sur le terrain le grand vaisseau effilé en forme de cigare guidé par les invisibles faisceaux tracteurs. On venait le chercher…